Vous est-il jamais arrivé de vous demander quoi faire la nuit du réveillon de Noël ? Non ? C'est sans doute pour cela que vous n'êtes jamais parti à la recherche des Hibernies le soir au fond des bois.
Les Hibernies, c'est le nom que l'on donne à ces Papillons de nuit de la famille des Géomètres, qui ont la curieuse habitude d'émerger au milieu de l'hiver. Leur particularité majeure : les femelles n'ont pas d'ailes ou plutôt, en général, seulement des moignons.
Pour rencontrer ces singulières créatures, il y a deux méthodes principales : l'élevage et la recherche sur les troncs la nuit. Pourquoi pas le jour, me direz-vous ? Eh bien mettons-nous à la place de ces femelles sans ailes... Pensez-vous qu'elles iraient s'exposer à la vue de tous les prédateurs en plein soleil sachant que les mâles ne sortent pas avant la nuit tombée ? Effectivement, nous avons testé pour vous, il est quasiment impossible de trouver des femelles en plein jour. On peut penser effectivement qu'elles sont bien à l'abri dans les anfractuosités des écorces, ou parmi les feuilles mortes aux pieds des arbres. Compte tenu de leur taille (quelques millimètres), inutile d'espérer en trouver une !
L'élevage, alors ? Là aussi, on a testé pour vous. Il est très facile de trouver des chenilles au printemps. Seulement voilà, d'abord il faut en élever un nombre suffisant pour être sûr d'obtenir quelques femelles. Et puis, il faut tout de même conserver les chrysalides pendant sept mois entre la nymphose (mai) et l'émergence (décembre). L'expérience n'est pas toujours couronnée de succès : trop de sécheresse, trop d'humidité, pas assez de froid à un moment ou un autre, et l'attente est souvent déçue. Mais nous vous conseillons d'essayer (l'élevage est source de joies ineffables).
Il nous reste l'expédition nocturne hivernale. Vous n'y avez pas pensé, mais notre reporter l'a fait. Il a un gros avantage : il habite en lisière de forêt. Ce qui lui a permis d'aller explorer les bois et de rentrer chez lui sans manquer Petit Papa Noël et ses festivités. Nous lui laissons à présent la parole...
Me voilà donc, reporter des " Carnets ", emmitouflé dans mon anorak, avec mon appareil photo et ma lampe de poche. Oh, ce n'est pas une expédition polaire. Le thermomètre indique 5 degrés, des conditions qu'on rencontre fréquemment en montagne l'été. Sans parler des tourbières (brrr...). Bref, une soirée presque douce pour la saison, un ciel couvert, quelques gouttes de pluie même par moments.
Je m'attends à regarder à la loupe des kilomètres de troncs avant de rencontrer la première femelle (comme je l'avais fait en novembre à la recherche d'Erannis aurantiaria, l'Hibernie orangée). En fait, dès le premier tronc, je trouve ce que je cherche ! Tout d'abord, sur ce tronc de chêne, je suis surpris de remarquer des dizaines de papillons ailés. Ce sont des mâles de la Phalène brumeuse, Operophtera brumata. Ils sont très faciles à trouver, car ils se tiennent non pas à plat sur le tronc, mais les ailes dressées dans leur dos, à la manière des Papillons de jour. Ils se tiennent tous a tête en haut, sauf certains qui ont curieusement la tête en bas...
En s'approchant de ces derniers, on découvre qu'ils ne sont pas seuls... Ils sont accouplés avec quelque chose qu'on a du mal à appeler papillon, mais bon, vu sa position sans équivoque, il faut se rendre à l'évidence, c'est bien une femelle de la Phalène brumeuse.
En m'enfonçant dans la forêt, je dois me rendre à l'évidence : c'est une véritable pullulation. Pas un tronc qui ne soit couvert de papillons ! Je remarque toutefois que certains troncs sont plus fréquentés que d'autres : les Hêtres et les Charmes hébergent bien une centaine d'individus, les Chênes une grosse cinquantaine, tandis que les Bouleaux et Châtaigniers ne supportent souvent au plus qu'une petite dizaine de papillons. Les Géomètres ne sont pas répartis uniformément sur les troncs. Ils ne dépassent guère trois mètres en hauteur, et ils semblent se masser davantage sur certains côtés. Est-ce fonction du vent ? Ce ne serait pas absurde, dans la mesure où, rappelons-le, ces papillons ne sont pas là pour faire du tourisme... ou alors si, du tourisme sexuel, et en la matière ce sont généralement les odeurs (les phéromones) qui guident les mâles vers les femelles consentantes.
Les mâles sont de taille extrêmement variable, leur envergure peut varier du simple au double d'un individu à l'autre. De même, je remarque qu'assez souvent les mâles présentent des ailes froissées ou imparfaitement développées (je dirais 5% des individus environ). Je remarque également des petites araignées qui profitent du spectacle d'une façon très... alimentaire, mon cher Watson.
Vous l'aurez compris, trouver les femelles est un jeu d'enfant, il suffit de trouver les mâles qui se tiennent à rebrousse-tronc. En regardant de plus près, on trouve souvent aussi des femelles isolées. Viennent-elles d'émerger ? Se sont-elles déjà accouplées ? Difficile à savoir. Les femelles sont aussi très variables. La longueur des moignons varie, de même que la couleur de fond de leur corps. Certaines sont totalement noires, d'autres sont presque complètement saupoudrées d'écailles blanchâtres. Je fais attention aux femelles qui ont les moignons plus allongés, car c'est la caractéristique de l'espèce voisine, Operophtera fagata. Mais je ne trouve pas de femelles dont les ailes dépassent nettement la moitié de la longueur de l'abdomen.
Diverses formes de la femelle de la Phalène brumeuse(Operophtera brumata) |
Ce qui est frappant, c'est que je rencontre tout de même beaucoup plus de mâles que de femelles. Approximativement vingt mâles pour une femelle. Autrement dit, beaucoup de frustrés !
Pour l'instant, je n'ai vu que des centaines, que dis-je des milliers de Phalènes brumeuses, Operophtera brumata. Pourtant ce n'est pas la seule Hibernie que l'on peut rencontrer ici à cette époque. Il y a en fait quatre espèces candidates (Vous n'imaginiez pas qu'un reporter des Carnets allait partir sur le terrain sans préparation ?). Outre notre Phalène en surnombre, on pouvait espérer rencontrer, par ordre de probabilité décroissante : L'Hibernie défeuillante (Erannis defoliaria), La Cheimatobie du Hêtre (Opteropthera fagata, très voisine de O. brumata), et la Phalène de l'Erable (Alsophila aceraria = A. quadripunctaria).
De fait, de temps à autre, j'ai pu trouver posés sur les troncs quelques mâles d'Erannis defoliaria. Nettement plus grands que ceux de la phalène brumeuse, ils se distinguent par leur position au repos (ailes étalées à plat), leur coloration fauve, et leurs antennes nettement bipectinées. En revanche, je ne les ai jamais trouvés en galante compagnie.
Mais la ténacité finit toujours par payer (même si c'est parfois à crédit). Au bout d'un grosse demi-heure, voici ma première femelle d'Erannis defoliaria. Par rapport à la petite boule grise à moignons de la Phalène brumeuse, on peut dire que la femelle de l'Hibernie défeuillante est presque élégante. De taille nettement plus grande, elle ne porte aucune trace d'aile, et son corps est d'un beau blanc moucheté de noir brillant. Ses antennes filiformes présentent même des petites marbrures noires et blanches du plus bel effet.
En quelques dizaines de minutes j'ai pu trouver ainsi quatre femelles de cette espèce, arpentant les troncs de façon solitaire. La dernière était nettement plus grosse que les autres. Pour trouver ces femelles, je conseille de les rechercher sur les troncs les plus lisses, ceux des Hêtres et des Charmes, sur lesquels elles sont les plus visibles.
Les deux autres espèces recherchées ne se montreront pas. Peut-être un peu trop tard en saison ? Au hasard de mes observations sur les troncs, je rencontrerai encore d'autres Papillons : une Himère-plume (Colotois pennaria), une Géomètre automnale attardée, dont la femelle est bien ailée, et une Robuste (Conistra vaccinii), une Noctuelle hibernante.
La femelle de Colotois pennaria : bien ailée. |
On dit que la nuit de Noël est magique. Il faudra donc recommencer une autre nuit, pour être sûr que tout cela est bien vrai. Peut-être qu'il n'y aura plus rien ?